Dr. Marie-Hélène HAYE Soutien du Chirurgien-Dentiste

Nomadisme médical, la faute à qui?

20 décembre 2021

dentiste et médecine

Voyage dans les limbes de la médecine moderne

Je suis docteur en chirurgie-dentaire

Dans l'esprit collectif mon métier consiste à boucher des trous, m'en mettre plein les poches et partir en vacances.
C'est oublier la dimension médicale pour laquelle j'ai été formée et oublier que je soigne des personnes aux histoires et vécus différents.

Un lundi matin, le téléphone sonne, un patient que je ne connais pas souhaite être vu pour une joue gonflée. Mon assistante l'intercale entre deux rendez-vous selon mes consignes parce-qu'une joue comme une pastèque n'est pas anodin. Je ne m'inquiète pas outre-mesure, je sais gérer ces urgences ou orienter la personne dans les cas les plus extrêmes.
Sauf que…

Le patient se présente, remplit son questionnaire médical et s'installe en salle d'attente. Je vais le chercher avec quelques minutes de retard. Déjà derrière son masque je distingue que sa joue gauche est enflée. Le diagnostic me paraît simple, c'est sûrement un abcès qui flambe et dégénère en cellulite.

L’écoute du patient, le temps de l’examen clinique et du diagnostic

Une fois dans le cabinet, il me dit qu'il est comme ça depuis une semaine, qu'il prend des antibiotiques, qu'il n'a pas mal mais que son état ne s'améliore pas. L'absence de douleur m'interroge. Je réalise une radio panoramique avant de l'installer sur le fauteuil, sûre de trouver la cause dentaire. Mais je ne vois rien, ses dents sont saines, je fronce les sourcils, quelque chose m'échappe. J'ai l'examen clinique à faire, je vais trouver la dent qui lui joue un mauvais tour.

Quelque chose m’échappe…

Il prend place, je prépare mon matériel, j'entends qu'il respire mal par le nez, il est probablement enrhumé, pas de bol décidément. Il m'informe qu'il a des aphtes et qu'il met du produit prescrit par l'ORL pour les soigner, sans succès.
Il est temps de mettre mes talents de détective en oeuvre, je prends mon miroir et écarte la joue, prête à démasquer le coupable.
Sauf que…

Ce que je vois, ce n'est pas une cellulite, ce que je vois me décompose jusqu'à me liquéfier, dans ma tête c'est le néant, je marmonne « c'est pas possible, putain c'est pas ça quand même », j'ai les yeux qui se remplissent de larmes, je me redresse sur mon siège, il faut que je me rassemble et que je réfléchisse raisonnablement. Je retourne dans sa bouche, je regarde aussi son palais, mon coeur fait un deuxième bond, mon miroir tremble, je marmonne encore. Je palpe ce que je regarde, espérant infirmer mon diagnostic, l'espoir est de courte durée.

Ce que j'ai vu et touché, ce sont des lésions de tailles importantes, indolores, indurées, aux bords relevés, d'aspect nécrotique en leur centre pour certaines, dans la joue gauche, le palais dur et le voile du palais.
Ce que j'ai vu et touché, ce sont des lésions cancéreuses. J'espère sincèrement me tromper mais mon intuition l'emporte.
Je n'ai encore donné aucune information au patient, je le sens stressé, j'ai le sentiment qu'il sait déjà.

… ça se bouscule dans mon cerveau, je ne sais pas où commencer, jamais je n’ai eu un tel cas …

« Monsieur, ce n'est pas un abcès et ce ne sont pas des aphtes que vous avez. Depuis quand vous mettez le produit ? J'entends aussi que vous avez le nez bouché, c'est récent ? Vous pouvez m'en dire un peu plus ? »
Voilà ce que je lui dis, ça se bouscule dans mon cerveau, je ne sais pas par où commencer, c'est décousu, jamais je n'ai eu un tel cas.
Il me raconte alors ses déambulations entre son médecin généraliste, l'ORL et l'hôpital. J'ai du mal à comprendre, je lui fais répéter, je pose des questions. Son historique est ubuesque. Il me dit qu'il a le nez bouché depuis le début du covid et qu'il a maintenant la voix enrouée mais « ce n'est rien ».
Il me dit aussi qu'il a fait un cone-beam pour contrôler ses sinus, ils sont « bouchés », il a rendez-vous pour être opéré et il a des aphtes mais « ce n'est rien ».
Il me dit qu'il a été hospitalisé pour une fièvre qui a duré 33 jours, la cause : une infection urinaire. L'hôpital a fait plusieurs examens, il a des lésions au foie mais les ponctions n'ont rien montré, « ce n'est rien ».

Et enfin il a vu son dentiste la semaine précédente qui lui a prescrit des antibiotiques pour un abcès qui n'existe pas et puis il s'est certainement mordu la joue, hein, pourquoi chercher plus loin. Il est reparti avec la consigne de revenir si ça ne passe pas.

Mes dents grincent, je sens la rage m'envahir, je suis dans une colère monstre. Alors, il a des lésions au foie. Alors il a des aphtes qui ne guérissent pas et les sinus bouchés. Alors, il a un abcès et une marque de morsure dans la joue. Alors il a été trimballé comme ça, de médecin en médecin via le dentiste depuis un an et demi.

Mais « ce n'est rien » les gars ! RIEN ! Cherchez pas c'est RIEN !

Je suis achevée quand il me dit « c'est le cancer, c'est ça ? » puis un ton plus bas, comme pour lui-même, « je suis foutu ».

Je suis là, pantelante, ne sachant pas quoi faire ou dire, je le regarde et je le vois. Je suis face à un patient qui attend depuis longtemps un diagnostic, qui est perdu, déboussolé, qui me touche et me bouleverse profondément. Mais qu'est-ce que je peux répondre mis à part « je pense qu'il est nécessaire que vous soyez vu très rapidement pour avoir un diagnostic précis et sûr, j'appelle le centre de référence pour vous obtenir un rendez-vous, je vous laisse passer en salle d'attente, j'en ai pour quelques minutes ».

Prendre le temps : observer, comprendre, accompagner

J'ai pris une minute pour moi d'abord, le temps de reprendre le contrôle de ma colère et de ma peine. Ensuite, j'ai appelé, j'ai expliqué, la voix tremblante, je lui obtiendrai un rendez-vous l'après-midi même. Je l'appelle le lendemain, il a deux tumeurs, une dans la joue et une au palais, les biopsies sont faites, il est enfin pris en charge. Il me dit qu'il est soulagé mais que c'est un choc difficile à encaisser.

Pour ma part, je pense à lui, j'éprouve toujours autant de colère envers les personnes qui l'ont reçu en consultation. Tout était devant leurs yeux, c'était là et ce n'était pas rien, il suffisait de regarder.

Qu'est ce qui s'est passé pour qu'on en arrive à voir des personnes errer dans les méandres du système médical ? Quand est-ce que certains ont cessé de chercher la réponse à un problème ? Je me demande où le caractère humain de quelques
professionnels de santé s'est perdu. J'en veux particulièrement au confrère chirurgien-dentiste parce-que nous avons eu la même formation et avons l'habitude d'ausculter les bouches des patients. Non, la chirurgie-dentaire ne consiste pas à boucher des trous et enchaîner les patients. Nous ne sommes ni des techniciens ni des robots, nous sommes des soignants.

Quelques jours plus tard entre un de mes patients avec une boîte de chocolats, il me dit « Je vous remercie pour mon père, au moins maintenant on sait ce qu'il a et on tourne plus en rond ». Ma gorge s'est serrée, je n'ai fait que ce pour quoi j'ai été  formée, c'est tout.
Sinon ça sert à quoi ?

Je suis chirurgien-dentiste, et mon métier, c’est de la médecine !

Dr. L.B., Chirurgien-dentiste

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2 commentaires

GOOSSENS | 21 décembre 2021 à 12 h 47 min Répondre

Belle leçon de vie de pro. Comme quoi, il ne faut jamais lâcher un patient dont on n’a pas obtenu de traitement soit par soi-même, ou soit par les autres professionnels de santé. Et ne jamais lâcher prise…

Serge Goldmann | 21 décembre 2021 à 9 h 06 min Répondre

Bravo ! Vous avez fait votre travail et y avez ajouté la dimension humaine. J’ai été confronté à la même situation et ai adressé le patient. Le service de maxillo-faciale de ma région n’a jamais accepté de me tenir informé… Nous ne serons toujours considérés que comme des sous-fifres de la médecine, mais que ça ne nous empêche pas de toujours continuer à essayer de faire de notre mieux pour aider et soulager nos patients..

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