3 juin 2021
L’empathie au cœur du sujet
Où l’on soutient qu’au fond l’empathie en médecine est un point clé de la durabilité du système de soins.
Je me souviens de mon arrivée à Toulouse, (en 1982 quand même, jeune dentiste, je venais de Reims…) La vie ici avait une allure de vacances perpétuelles. Il y avait du soleil et je voyais des panneaux : Montpellier… Barcelone… Et puis les gens parlaient différemment. Bien sûr, tout le monde le sait, en Occitanie, on mange des chocolatines, on tombe la veste, on fait de l’essence, on range (rangeait) les courses dans des poches, on les met dans la malle, et boudu on se rappelle que cette route, on l’a eu faite il y a longtemps, et encore que putaing cong, c’était pas facile-e hé!
Bon, tant qu’il s’agissait de partir avec ma planche à voile ou mes skis, cette façon de parler je m’y faisais. Mais alors j’avais un mal fou au travail avec l’accent toulousain. D’abord je ne comprenais pas le nom des gens qui m’appelaient pour prendre rendez-vous. Je leur demandais de l’épeler doucement afin de pouvoir le noter. Et je comprenais encore moins, parce que j’entendais des « E » en plus partout… Obligée de ruser, de dire que le téléphone fonctionne mal, de noter le nom sur l’agenda (au crayon de papier, comme avant!) avec plein de points d’interrogations sur l’orthographe.
L’accent, la façon de s’exprimer du patient attisent nos a priori
Mais surtout, et à ma grande honte, j’avais beaucoup de mal à accorder du crédit à la parole du patient toulousain qui souffrait. C’était comme si l’accent ne pouvait pas pour moi décrire de la douleur, je n’arrivais pas à y croire. Il y avait forcément derrière une blague, du second degré… que je cherchais instinctivement.
Même chose avec les profs de Toulouse, quand je suis arrivée à la fac pour mon premier CES… Je ne comprenais rien, et surtout, je n’arrivais pas à les trouver sérieux… L’accent pour moi ne permettait pas de rendre compte de la compétence…
Heureusement ça n’a pas duré, car bien décidée à rester dans cette magnifique région, j’ai pris sur moi de modifier mes pré-supposés. Cela m’a demandé du temps, et surtout une attitude active. J’ai pris conscience que je pouvais être incroyablement victime de ce biais de « parisianisme », totalement à mon insu.
Au delà de ce souvenir, et pour en revenir à l’objet de mes réflexions actuelles sur la rencontre et la relation entre soin et efficience en médecine, cela pose une question fondamentale :
De quelle façon si en tant que soignant je n’ai pas le temps d’aller à la rencontre de l’autre, puis-je entrer en empathie avec mon patient?
Efficience et empathie
Moi soignante, pressée d’être efficiente, je ne peux pas donner de temps pour la rencontre avec mon patient. Dès lors comment puis-je m’abstraire des biais qui vont me conduire à reproduire les inégalités sociales en santé par exemple? Car malgré moi je les reproduis.
Les anthropologues montrent par leurs études que :
Le patient en France est encore plus ou moins bien soigné selon le niveau de son échelle sociale, et selon son origine nationale (Quand la santé décuple les inégalités, AGONE N°58, 2016)
et ce malgré toutes nos politiques d’accès aux soins. La politique du toujours plus d’accès aux soins n’atteint donc pas son but. Le RAC0 (1) par exemple présenté comme un changement n’est en fait que ce que Paul Watzlawick appelle une « Ultra solution » (Comment réussir à échouer, trouver l’ultrasolution, Editions Points, 2014) ou encore un changement de niveau zéro, une simple répétition de façon plus appuyée des solutions déjà préconisées auparavant.
Le facteur temps, un incontournable
Il n’est pas question face à ce constat d’incriminer les praticiens. Pour la plupart ils font de leur mieux, et dans un contexte de demande d’efficience ils n’ont pas la possibilité de s’interroger à ce sujet ni de mener une introspection qui non seulement prend du temps mais demande d’avoir reçu dans l’enseignement la petite étincelle qui va ouvrir, préparer, initier le soignant à cette introspection.
Comment faire quand je suis tenue par un carnet de RDV plein sur plusieurs mois, contrainte d’assurer un chiffre d’affaire suffisant pour tenir financièrement, encadrée par une nomenclature rigide qui se veut exhaustive, victime de la désertification médicale et des tensions relationnelles que cela induit etc… pour me sentir en empathie?
L’empathie, c’est pas automatique
Car le sentiment empathique n’est ni automatique ni constant. Il est bridé par mes a priori. Il est d’autant plus facile que je me reconnais dans l’autre, que l’autre est plus proche de moi, plus précieux à mes yeux et que je peux me comparer à lui facilement du fait de nos points communs.
Et en dentisterie? Comme dans d’autres disciplines, le soin sans empathie se réduit à un traitement. Nous pouvons traiter des caries, des édentements etc… Il est facile en dentisterie de se réfugier derrière l’aspect purement technique de notre profession pour éviter de s’embarquer dans une relation empathique qu’on ne sait pas conduire. Est-ce de la médecine?
La dentisterie devient médecine dentaire dès lors que le patient est considéré dans sa globalité, et quand, incluant l’empathie, le praticien de santé met en oeuvre un soin capacitaire. C’est-à-dire un soin qui donne au patient la capacité de devenir acteur de sa propre guérison. (Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, Tract Gallimard N°6)
L’empathie qui est la conséquence directe de la rencontre, du colloque singulier, de la relation de soins, est une composante nécessaire au soin médical. Avons-nous vraiment besoin de justifier par des études que la guérison n’est pas qu’une affaire de molécules et de surveillance des constantes, de traitements impersonnels et sans contact? Que la part d’engagement du patient est fondamentale dans la réussite d’un traitement?
Pas de médecine sans empathie
Le manque d’empathie perçu comme un manque de reconnaissance du soignant pour la vulnérabilité du patient sera de plus à l’origine de bien des comportements de nomadisme médical, et donc de dépenses de santé majorées souvent inutilement. Il est aussi à l’origine des conflits, des plaintes, du manque d’observance des traitements, du manque de motivation pour les RDV de contrôle… Un système de santé conscient de la limite de ses ressources, et soucieux de proposer des soins durables ne peut faire abstraction de ce constat.
Sans empathie la pratique médicale devient une offre de traitements pour un consommateur de médecine. Cela va de pair avec le risque de voir le patient s’engager dans une course folle nécessitant des traitements toujours plus lourds, donc toujours plus de dépenses, de technologie (et donc de PIB!!), là où son besoin était de trouver écoute, humanité, compréhension, reconnaissance…
Pour une santé durable, et un système de santé durable, prenons donc le temps de l’empathie.
(1) RAC0 : Reste à charge zéro, le nouveau système pour améliorer la prise en charge des soins dentaires, entré en vigueur cette année.
Dr. Marie-Hélène Haye, allias, la Gutta Perchée